lundi 28 mai 2012

Fausses évidences sur la population mondiale - Gérard-François Dumont (1948-)

Démographie, que de poncifs on répand en ton nom...

"L’humanité connaît une natalité débridée". Non, car depuis plusieurs décennies les taux de natalité diminuent nettement et partout, sous l’effet de ce qu’il est convenu d’appeler la "transition démographique", période durant laquelle une population voit baisser une natalité et une mortalité auparavant très élevées.

"Il faut craindre une véritable explosion démographique". Qu’on se rassure: la bombe ne sautera pas. Le phénomène majeur du XXIème siècle ne sera pas la croissance rapide de la population, mais son
vieillissement.

"Nous allons vivre sur une Terre écrasée par la surpopulation". Non, à nouveau, car la concentration humaine sur de petits territoires, induite par l’urbanisation, entraîne le dépeuplement d’autres régions.

"Les vagues migratoires Sud-Nord vont nous submerger". C’est ignorer que les nouvelles logiques migratoires engendrent des mobilités dans tous les sens, dont de très importantes migrations Sud-Sud.


Densité de la population (Data from the G-Econ project, gecon.yale.edu/)

En somme, la "population mondiale" n’existe pas: elle est un agrégat sans signification, addition de réalités si différentes que l’évoquer revient à mélanger pommes et cerises. 

La Guinée et le Portugal ont pratiquement le même niveau de peuplement (respectivement 10,8 et 10,7 millions d’habitants). Faut-il en déduire que ces deux pays occupent une place semblable dans la démographie mondiale ? A leur sujet, tous les indicateurs divergent: le taux d’accroissement naturel de la Guinée, par exemple, est largement positif (+3%), celui du Portugal négatif (–0,1%).

Présenter les indicateurs démographiques de la population mondiale,c’est gommer les dynamiques propres: celles de pays à taux de natalité élevé et faible espérance de vie, comme le Niger et le Mali, ou celles de pays dont le taux de natalité est si faible qu’il ne compense pas le taux de mortalité, comme la Russie ou le Japon. Dans le cas nippon, la hausse sensible de la mortalité dans les années 2000 n’est pas due à des comportements mortifères ou à une détérioration du système sanitaire, mais exclusivement au vieillissement.

La situation est différente en Russie. Le monde est composé de populations diverses, aux indicateurs démographiques différents et aux modes de peuplement variés, comme le montrent les extraordinaires variations de la densité (de 1 141 habitants par km² au Bangladesh à 5,9 au Gabon). Là aussi: considérer l’agrégat moyen de cette variété, c’est se condamner à ne rien voir.

Le XXème siècle a été témoin d’une évolution sans précédent: le peuplement de la terre a quadruplé (de 1,6 milliard de personnes en 1900 à 6,1 milliards en 2000). Cette croissance résulta de l’addition de trois phénomènes. Dès la fin du XVIIIème siècle, certains pays de l’hémisphère Nord avaient commencé à connaître une baisse de la mortalité (infantile, infanto-adolescente et maternelle) qui, au XIXème puis au XXème siècle, s’est généralisée aux pays du Sud (en Inde, par exemple, à partir des années 1920). Les raisons: avancées médicales et pharmaceutiques, diffusion de comportements hygiéniques et progrès technique agricole ayant permis une alimentation plus régulière et plus variée. 

Durée de vie moyenne escomptée à l'age de 60 ans - France

En deux siècles, la part des nouveau-nés mourant avant l’âge de 1 an a baissé de 80 % en moyenne dans le monde, mais elle a été divisée par cinquante dans les pays les plus développés. La mortalité des jeunes enfants et des adolescents a diminué de manière encore plus forte, de même que celle des femmes en couches, avec pour résultat un changement dans la balance des sexes: le sexe dit "faible" est devenu démographiquement le plus fort.

Par ailleurs, les personnes âgées vivent plus longtemps, grâce à l’amélioration, depuis les années 1970, de la médecine et des infrastructures sanitaires. La mécanisation d’un certain nombre de tâches a en outre apporté de meilleures conditions de travail, contribuant à accroître l’espérance de vie, qui a presque doublé en un siècle (de 37 ans en 1900 à 69 ans en 2010).

La baisse sans précédent de la fécondité provoque une nette décélération démographique: le taux annuel moyen d’accroissement est passé du maximum historique de plus de 2% à la fin des années 1960 (nombre de pays se trouvaient alors au milieu de leur transition démographique) à 1,2% en 2010. En cinquante ans, la population mondiale a ainsi fortement augmenté: 2,5 milliards en 1950, 6,1 milliards en 2000. Selon la projection moyenne de l’Organisation des Nations unies (ONU), elle devrait s’élever à 9 milliards en 2050.

Faut-il pour autant parler de surnombre ? Si ces 9 milliards migraient en totalité aux États-Unis, laissant tout le reste de la Terre désert, la densité des États-Unis serait encore inférieure à celle de la région Ile-de-France...


Phénomène inédit, le vieillissement marquera le XXIème siècle

Il peut être mesuré soit par l’augmentation de la proportion de personnes âgées de 65 ans et plus (5,2% en 1950, 7,6% en 2010 et 16,2% en 2050 selon les prévisions de l’ONU), soit par l’évolution de l’âge médian (24 ans en 1950, 29 ans en 2010 et environ 38 ans en 2050). Par le haut, l’accroissement de l’espérance de vie élargit le cercle du troisième âge. Par le bas, la baisse de la fécondité minore les effectifs des jeunes ; ses effets sont particulièrement importants dans les pays en phase d’hiver démographique, ceux dont la fécondité est depuis plusieurs décennies nettement en dessous du seuil de remplacement des générations (soit en moyenne 2,1 enfants par femme).

Dans le cas de ces pays, seule une relance considérable de la fécondité (et pas trop tardive, car le nombre de femmes en âge de procréer diminue sensiblement) ou des apports migratoires de populations jeunes et fécondes pourraient permettre d’atteindre le seuil de simple remplacement des générations.

Il faut aussi tenir compte de l’augmentation du nombre absolu de personnes âgées – ce que l’on appelle la "gérontocroissance": 130 millions en 1950, 417 millions en 2000, et ce nombre pourrait atteindre 1,486 milliard en 2050. Cette distinction entre vieillissement et gérontocroissance permet de saisir les évolutions très contrastées selon les pays. Dans certains, ces deux phénomènes n’évoluent pas de façon identique, sous l’effet, par exemple, d’un système migratoire apportant des populations jeunes et éloignant les populations âgées.

Pyramide des âges comparée entre le Monde et l'Union Européenne (2006)

L’urbanisation apparaît comme un autre phénomène majeur

En 2008, selon les chiffres des Nations unies (discutés dans leurs modalités, mais pas sur le fond), les habitants des villes ont pour la première fois dépassé en nombre les ruraux. C’est le grand paradoxe du XXIème siècle: jamais la population mondiale n’a été si nombreuse, et jamais elle ne s’est autant concentrée dans des espaces si petits: le monde se "métropolise" inexorablement sous l’effet d’une sorte de moteur à trois temps.

Le premier tient à la montée du secteur tertiaire dans les espaces urbains les plus peuplés, y attirant des actifs devenus disponibles du fait de l’accroissement de la productivité agricole. Le deuxième vient du souhait des ménages d’avoir une palette élargie de possibilités d’emploi, dans un contexte de diversité croissante des métiers, de mobilité professionnelle volontaire ou contrainte, ou de pauvreté dans le monde rural. Enfin, les métropoles sont les territoires qui répondent le mieux à la mise en place de l’"espace monde" en facilitant grandement les connexions. Elles disposent d’une attractivité liée à leur degré d’importance politique, lequel dépend de leur statut institutionnel (capitale régionale, nationale, sièges d’institutions publiques internationales). D’autant que les filiales étrangères des firmes multinationales se localisent principalement dans les grandes villes.

L’intensité de la concentration urbaine reste contrastée d’un pays à l’autre: en Inde, 29% des habitants vivent en ville, 33% en République démocratique du Congo, 73% en Allemagne et 79% aux États-Unis. Les facteurs en sont très variables. Le fort taux brésilien est principalement dû à l’héritage de la colonisation qui a fondé des villes chargées d’assurer le contrôle politique et économique du territoire et de centraliser l’exclusivité des échanges avec la métropole portugaise.

Le faible taux chinois doit beaucoup au régime communiste, qui a longtemps fixé les travailleurs ruraux ; dans ce contexte, Pékin, avec ses 12 millions d’habitants, est une capitale peu peuplée au regard de l’importance démographique du pays. Ailleurs, les conflits ont déraciné les populations rurales, accentuant le poids démographique de villes comme Bogotá, Amman, Calcutta ou Kinshasa. Les pays très centralisés, comme la France ou l’Iran, se sont dotés d’une armature urbaine macrocéphale, où la capitale politique est dominante dans toutes les fonctions: économiques, financières, universitaires et culturelles.

D’autres pays, comme l’Espagne ou la Bolivie, ont une urbanisation bicéphale, dominée par deux villes (Madrid et Barcelone, La Paz et Santa Cruz) ; l’Allemagne est pour sa part organisée en un réseau urbain plus équilibré reliant plusieurs villes harmonieusement hiérarchisées.

Agglomération de Tokyo

Transitions démographiques en cours dans différents pays du Sud, hiver démographique dans certains pays du Nord, vieillissement de la population, urbanisation sans précédent: voilà qui dessine un paysage démographique inédit. S’y ajoute la question des circulations migratoires: 214 millions de personnes résident de façon permanente dans un autre pays que celui où elles sont nées – un chiffre qui n’inclut ni les réfugiés ni les déplacés.

Contrairement aux idées reçues, les migrations sont régulières et permanentes. Et très majoritairement légales: sur-médiatisées, les migrations clandestines sont statistiquement négligeables. L’histoire et la géographie ont contribué à construire des couples migratoires de pays. Ils peuvent se fonder sur une proximité géographique – Burkina Faso et Côte d’Ivoire, Colombie et Venezuela, Mexique et États-Unis, Malaisie et Singapour, Italie et Suisse... – ou sur une histoire commune – Philippines et États-Unis, Algérie et France, Inde et Royaume-Uni, etc. – en raison des liens hérités de la colonisation et pérennisés, de jure ou de facto, après la décolonisation.

Comme pour le mouvement d’urbanisation, si des facteurs politiques (guerres, conflits civils, régimes liberticides) poussent à l’émigration, les facteurs économiques en sont le moteur principal. Au XIXème siècle, la pauvreté avait contraint de nombreux Espagnols, Suisses et Italiens à émigrer en Amérique latine. La démographie elle-même est un troisième facteur de migration: au XIXème siècle, la France, en raison de la baisse très précoce de sa fécondité, est devenue le seul pays européen d’immigration. Au XXIème siècle, la baisse de la population active dans différents pays développés pousse à faire appel aux immigrés, du fait du déficit de main-d’oeuvre, notamment dans certaines activités mal payées.

La polarisation entre pays d’émigration et pays d’immigration a cependant perdu de sa pertinence. Les migrations sont de plus en plus circulaires: le Maroc, par exemple, est un pays d’émigration vers l’Europe et l’Amérique du Nord, un pays de transit pour des ressortissants de l’Afrique subsaharienne rejoignant l’Europe, et un pays d’immigration pour des ressortissants de l’Afrique subsaharienne qui y ont arrêté – sans l’avoir nécessairement prévu – leur cheminement migratoire. De même, l’Espagne est un pays d’émigration, en particulier vers les pays du Nord ou l’Amérique latine, un pays de transit pour des Africains se rendant en France et un pays d’immigration à partir du Maroc, de la Roumanie ou de l’Amérique andine.

Au-delà de l’image cartographique que pourrait donner le solde migratoire (qui masque l’intensité des flux d’immigration et d’émigration) par pays, il apparaît aujourd’hui que la plupart des États assurent les trois fonctions à la fois.


Source: Article du  "Monde Diplomatique" n° 687, Juin 2011 écrit par Gérard-François Dumont.


Gérard-François Dumont (1948-)
Gérard-François Dumont est un géographe, économiste et démographe français né le 20 mai 1948 à La Souterraine.

Professeur à l’université Paris-IV, Paris-Sorbonne, il enseigne à l’Institut de géographie et d’aménagement. Il publie ou donne des conférences sur tous les aspects de la géographie humaine, en croisant le plus souvent ses travaux avec la géodémographie, installant notamment une discipline nouvelle qu’il appelle la "démographie politique", dont l’une des composantes est la géopolitique des populations. Il est aussi président de la revue Population & Avenir.

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