lundi 26 septembre 2011

Oedipe et le sphinx - Gustave Moreau (1826-1898)

Gustave Moreau est un peintre, graveur, dessinateur et sculpteur français, né le 6 avril 1826 à Paris, rue des Saints-Pères et  mort le 18 avril 1898 à Paris.

Gustave Moreau - Oedipe et le Sphinx (1864), Metropolitan Museum, New York

Gustave Moreau, Autoportrait
Fils de Louis Moreau, architecte de la ville de Paris  et de Pauline Desmoutiers, fille d'un maire de Douai. Par sa mère, il est apparenté à de puissantes familles terriennes implantées en Flandre, Brasme, Le François, des Rotours. Il est l'un des principaux représentants du courant symboliste, imprégné de mysticisme.

De santé fragile, le jeune Gustave passe son baccalauréat à 14 ans en suivant les leçons de son père. Il dessine depuis l'âge de 8 ans. En 1841, il effectue un premier voyage en Italie. En 1844, il devient l'élève de Picot. Il intègre l'École des Beaux-Arts en 1846. Il échoue par deux fois au prix de Rome. Copiste au Louvre en 1850, il se lie d'amitié avec Théodore Chassériau avec qui il partage un atelier.

Il débute sa carrière en exposant au Salon en 1852 où son style controversé, fait de références à la mythologie, agencé de dessins de pierreries et de motifs orientaux est discuté, jusqu'en 1880 où il connaît le succès. En 1857, lors d'un nouveau voyage en Italie, il se lie d'amitié avec Edgar Degas. En septembre 1859 il rencontre Alexandrine Dureux.

Revenu à Paris, il expose son Oedipe et le Sphinx (1864, Metropolitan Museum, New York) au Salon de 1869 et devient aussitôt célèbre.

Elu à l'Académie des Beaux-Arts en 1888, Gustave Moreau y est nommé professeur en 1892. En 1886, il expose à la galerie Goupil. Il compte parmi ses élèves Adolphe Beaufrère, Henri Matisse, Raoul du Gardier, Albert Marquet et Georges Rouault.

Il fait de nombreux voyages en Italie (Rome, Florence, Milan, Pise, Sienne, Naples, Venise), où il passe des mois à copier les œuvres du Titien, de Léonard de Vinci et les fresques de Michel-Ange de la chapelle Sixtine. Il emprunte beaucoup aux maîtres de la Renaissance et intègre également des motifs exotiques et orientaux dans ses compositions picturales.

A la fin de sa vie, il fait brûler toute la correspondance échangée avec la seule femme qu'il ait jamais aimée, Alexandrine Dureux qui meurt en 1890. Il a vécu avec elle et sa mère sous le même toit pendant de nombreuses années. Ils n'ont toutefois jamais été mariés.

Il fait transformer en musée la maison familiale du 14 rue de la Rochefoucauld à Paris que ses parents avaient achetée à son nom en 1852 en un lieu où ses innombrables tableaux (près de 850 peintures ou cartons, 350 aquarelles, plus de 13 000 dessins et calques, et 15 sculptures en cire) pourraient être exposés après sa mort. Le lieu qui comprend aussi un bâtiment annexe de deux étages dont il se servait d’atelier, est un véritable musée sentimental qui en plus du profond plaisir esthétique que procurent ses tableaux symbolistes, fonctionne comme une maison des souvenirs où chaque objet renferme une signification pour le cœur.

Le musée du 14 rue de La Rochefoucauld (IXe arrondissement de Paris) est officiellement ouvert au public le 13 janvier 1932.

L'artiste est inhumé au cimetière de Montmartre.


Site internet du Musée Gustave Moreau : ici

mardi 20 septembre 2011

Matin brun - Franck Pavloff (1940-)

Matin brun - Editions Cheyne
Franck Pavloff est né le 24 avril 1940. Il est reconnu comme romancier, poète et photographe. Il est auteur d'une quinzaine de romans adulte et jeunesse, de nouvelle et de poésie. Franck Pavloff s'est fait connaître du grand public avec "Matin brun" ; véritable antidote à l'intolérance.

Matin brun est une nouvelle et un apologue français, édité par une maison d'édition habituellement spécialisée dans la poésie, les Éditions Cheyne en décembre 1998. Le titre fait référence aux "Chemises brunes", surnom donné aux miliciens nazis des SA.

Matin brun est une métaphore antifasciste et contre la pensée unique. Le livre a connu un grand succès en 2002 (plus d'un million d'exemplaires vendus) après la surprise du premier tour de l'élection présidentielle où le candidat d'extrême droite, Jean-Marie Le Pen, fut qualifié pour le second tour.

Depuis, cette nouvelle est régulièrement l'objet de discussions et de travaux dans les écoles.


Le phénomène Matin brun

Matin brun, de Franck Pavloff, une nouvelle de douze pages, vendue 1 euro. Le succès de Matin brun semble improbable. Comment un texte publié en 1998, par un éditeur de poésie, Cheyne, qui fait son métier en artisan, est-il devenu un best-seller ?

Le texte est simple, efficace. Pas de commentaires "C'est aussi un texte sur l'échec du discours politique", explique Franck Pavloff, juste une façon de montrer où peut conduire la peur et l'absence de révolte. Deux hommes ordinaires assistent, en refusant de s'inquiéter, à la mise en place d'un Etat brun. Insensiblement, tout prend cette couleur : chat, chien, journaux. Franck Pavloff l'a écrit au moment des élections régionales de 1998, quand des élus de droite se sont alliés avec ceux du Front national. La nouvelle est d'abord publiée dans un recueil, chez Actes Sud, pour le Salon du livre antifasciste de Gardanne.

Matin brun aurait pu passer inaperçu. Auteur de romans noirs et de livres pour la jeunesse, Franck Pavloff va souvent dans les écoles. Il va régulièrement au Collège cévenol du Chambon-sur-Lignon, où il a fait ses études. Jean-François Manier, (éditeur de Cheyne), vient en voisin. Lui aussi se demande comment faire face à l’extrême droite. Pavloff lui donne son texte. Jean-François Manier hésite sur la forme et la commercialisation. Il songe à une coédition, à le faire offrir gratuitement par les libraires. Un livre à 10 francs ? Il le lance finalement à 1 euro, en 1998, alors que la monnaie européenne n'est pas en circulation.

Les 10 000 exemplaires du premier tirage se vendent bien. Le livre est à 20 000 avant le choc du 21 avril 2002. Le lendemain, Jean-François Manier renvoie quelques exemplaires. A France-Inter, Vincent Josse le reçoit. Lui aussi se demande "comment parler du FN, sans faire d'éditorial". Le jour où Jean-Marie Le Pen est l'invité de la rédaction, Josse décrit le terrible programme culturel du FN et termine en parlant de la nouvelle. Ce jour-là, Franck Pavloff est en voiture près de Lyon. II appelle Jean-François Manier, qui lui explique que téléphones et fax n'arrêtent pas.

Le phénomène Matin brun a commencé. "Un réseau d'amitiés s'est constitué autour du livre", explique Franck Pavloff. Vincent Josse a l’idée d'un disque, contacte Jacques Bonnaffé et Denis Podalydès pour interpréter le texte. Enki Bilal l’illustre. Radio France sort le disque fin novembre, reparle abondamment du livre. Le CD se vend à 60 000 exemplaires, mais le livre s'arrache: les gens en achètent plusieurs exemplaires, pour l’offrir, et font ainsi circuler le livre, qui est toujours en tête des ventes de la maison d'édition.

Le thème de Matin Brun et la progression de son intrigue sont similaires à ceux de "Ich habe geschwiegen", poème recourant à l'anaphore, écrit à Dachau par le Pasteur Martin Niemöller (texte revu par B. Brecht), dont voici la traduction:

Je n’ai rien dit...

Quand ils sont venus chercher les communistes,
Je n’ai rien dit,
Je n’étais pas communiste.
Quand ils sont venus chercher les syndicalistes,
Je n’ai rien dit,
Je n’étais pas syndicaliste.
Quand ils sont venus chercher les juifs,
Je n’ai pas protesté,
Je n’étais pas juif.
Quand ils sont venus chercher les catholiques,
Je n’ai pas protesté,
Je n’étais pas catholique.
Puis ils sont venus me chercher
Et il ne restait personne pour protester.


Le thème de Matin brun est également très voisin de celui que le dramaturge Eugène Ionesco a développé dans sa pièce Rhinocéros.

jeudi 15 septembre 2011

La tolérance, pour quitter l'indifférence

Notre époque parle beaucoup de tolérance.  A l'initiative de l'UNESCO, l’année 1995 fut proclamée « Année des Nations Unies pour la tolérance ». Depuis, chaque année, le 16 novembre, les états membres sont invités à célébrer la journée internationale de la tolérance.

Ouf, nous voilà tranquillisés, la tolérance vient de rejoindre la longue liste des causes jugées suffisamment importantes pour que l’on choisisse d’ouvrir et de médiatiser le débat une fois par an. Tant pis pour les trois cent soixante quatre autres jours…

Les optimistes m’opposeront la valeur symbolique de cette journée, et me rappelleront que la tolérance est une valeur républicaine, garantie par une autorité et solidement enracinée dans les mœurs.

Comme je souhaiterais qu’il en fût réellement ainsi !

Toutefois, l'observation de notre monde n'incite guère à l'optimisme. La folie meurtrière du fanatisme est une constante présente tout au long de l’histoire de l’humanité. Nos sociétés modernes, en apparence pacifiées, gardent en elles le germe latent de l’intolérance et du rejet de l’autre. Songeons à ce qu'a de potentiellement dangereux l’extrême droite, les sectes, le communautarisme, l'intégrisme religieux, la difficulté de notre société à relever le défi du pluralisme culturel…

Que faire face à ce constat ? Comment faire passer l’idée de Tolérance d’un statut de discours incantatoire à une réalité fraternelle ? Attardons nous sur ce que la tolérance n’est pas, pour dissiper les confusions.


Tolérance et impuissance

Sade, dans « La Nouvelle Justine » affirme que « la tolérance est la vertu des faibles. »
La tolérance est elle une faiblesse ?

Tolérance vient du latin tolero endurer ; supporter ; souffrir patiemment.

Emil Cioran, philosophe et écrivain roumain, réputé pour son scepticisme et son pessimisme percutant écrit dans Histoire et Utopie: « Les libertés ne prospèrent que dans un corps social malade: tolérance et impuissance sont synonymes».

Sans aller jusqu’à cette extrémité, force est de constater que lorsque l’on n’a pas le pouvoir d’empêcher ce que l’on n’approuve pas, faire acte de tolérance revient à prendre acte de sa faiblesse et de son impuissance.
L’absence de choix et la soumission sous la contrainte, ne sont pas faire acte de tolérance. On ne peut être tolérant qu’avec ce qu’on a le pouvoir (d’essayer) d’empêcher ou tout au moins de refuser.

Pour qu’il y ait tolérance, il faut qu’il y ait possibilité de choix et capacité d’agir.


Tolérance et indulgence

L’indulgence (du latin indulgere, «accorder »), est la facilité à excuser ou à pardonner les fautes d'autrui. De par son étymologie même, l’indulgence propose une situation dominant / dominé.

Elle induit un jugement de valeur sur l’acte d’excuser et pose celui qui accorde le pardon dans une position de condescendance. La plus belle illustration de ce rapport dominant / dominé est le principe des indulgences de l'Église catholique romaine, rémissions totales ou partielles devant Dieu de la peine temporelle encourue en raison d'un péché déjà pardonné.


Tolérance et permissivité


Le néologisme « permissivité » caractérise une attitude, souvent parentale, qui tolère et encourage une grande liberté dans l'activité et le comportement, ainsi que dans le choix des valeurs. La thèse fondamentale en la matière est que l'individu a plus de chance de s'épanouir lorsque l'approche expérimentale du monde est laissée à son initiative.

Beaucoup se souviendront des revendications libertaires illustrées par le slogan « Il est interdit d'interdire » lors de la grande rébellion culturelle et sociale de Mai 1968.

En tout état de cause, cette propension à permettre sans condition va beaucoup plus loin que la tolérance et me semble mettre le poids de manière exagérée sur le LIBERTE de notre devise républicaine.

Impuissance, permissivité et indulgence n’ont rien à voir avec la tolérance.

La tolérance peut être une forme inavouée de l'intolérance.

Les grandes âmes de ce monde, celles qui sont grandes par leur sagesse, qui sont sévères pour elles mêmes et indulgentes avec les autres peuvent aussi parfois être grandes par leur égo. Il faut nous garder de tout narcissisme et éviter d’inconsciemment entretenir chez les autres les vices qu'on s’interdit à soi-même.

De manière générale, quand une institution offre à sa bonne conscience le luxe d’admettre l’existence de celui qui ne menace pas l’exercice de sa domination, elle fait preuve d’une intolérance foncièrement hypocrite.

Prenons l’exemple des groupes hétérosexuels et homosexuels. Notre société ne fait que tolérer une autre manière de vivre la relation amoureuse. Le débat sur les mariages homosexuels, leurs droits à l’adoption, les pactes civils de solidarité sont autant d’exemples frappant. La société ne reconnaît pas pleinement les mêmes droits aux homosexuels. La ou certains voient de la générosité, et des avancées sociales, peut être devrions nous voir encore et toujours de l’intolérance sous une forme politiquement correcte.

Dans cette situation, on ne reconnaît pas à l'autre un droit égal à adhérer à d'autres contenus de pensée ou de comportement et on prétend lui accorder comme une faveur, une grâce, un privilège ce qu'il ne peut donc revendiquer comme un droit. Alors qu’un droit est inaliénable, un privilège se retire sans sommation.

On voit que lorsqu’on on revendique pour soi la « rectitude » en matière de croyance ou de comportement, et qu’on tolère la « dissidence » de l'autre, on est en plein comportement dogmatique. Pour rappel, un dogme est une affirmation considérée comme fondamentale, incontestable et intangible par une autorité politique, philosophique ou religieuse.

Il y a ainsi dans cette tolérance une dissymétrie des positions entre celui qui concède et celui qui bénéficie de cette concession. Il n’y a pas égalité de droits entre les deux parties. L'une est dans une position de supériorité, l'autre dans une position d'infériorité.

Remarquons pour conclure que ce sont toujours les groupes dominants, majoritaires qui tolèrent en ce sens. La question ne se pose pas pour les minorités.



Quitter l’indifférence pour aller vers la tolérance.


Il est malheureux de constater que dans notre société règne une certaine indifférence idéologique. Notre société est majoritairement devenue allergique à l’effort, qu’il soit physique ou intellectuel. Replié sur des préoccupations privées et des valeurs hédonistes, les gens sont passés d’un statut de citoyen à un statut de consommateur spectateur.

Fini les grands débats idéologiques médiatisés. Trop risqué pour l’image des hommes politiques. S’enflammer, c’est prendre le risque de s’écarter des sentiers convenus, c’est prendre le risque de déplaire…

La presse joue elle encore son rôle de quatrième pouvoir, alors que l’audience ou le tirage dicte ses lois ? Allons plus loin, est ce son rôle ?  Dans ce monde ou règne la matière, les hommes doivent-ils compter sur d’autres qu’eux même pour faire ce travail d’analyse?


Il faut du discernement pour quitter l’indifférence

L’affaiblissement du sens des valeurs conduit petit à petit à croire que toutes les idées sont interchangeables, que toutes les opinions se valent. Il devient donc inutile d'apprendre à discerner le vrai du faux. Et la spirale d’indifférence idéologique s’installe, avec son cortège de consensus financiers et de protestations molles.

Sans la volonté de quitter l’indifférence, la prétention à la tolérance est dénuée de sens. Si tout est indifférent, il n'y a rien à tolérer. Si l’on n’a pas de valeurs fermes, si on ne se les connait pas, comment être capable de faire l'effort d'admettre des conduites ou des convictions différentes des siennes ?

La tolérance implique l'idée d'une acceptation et celle d'une réprobation, elle nécessite un sens aigu de la frontière séparant le tolérable de l'intolérable.


Il faut du courage pour quitter l’indifférence

Nous l’avons évoqué, quitter l’indifférence passe par un travail de séparation entre ce qui doit faire l’objet de tolérance et ce qui ne doit en aucun cas être toléré.

Au niveau moral, aucune attitude s'accommodant du mal fait à autrui ne peut être légitimée. La tolérance au racisme, à la violence, au crime, à l'injustice criante, est une absence de sens moral et de sens des responsabilités.

« Ne fais pas à autrui ce que tu n'aimerais pas que l'on te fasse. »

Cette maxime est souvent appelée la « Règle d'or ». On la retrouve sous des formulations voisines dans la plupart des religions, philosophies ou cultures du monde. C'est la barrière que la morale dresse contre l'égoïsme et contre ceux qui pensent ne pouvoir réaliser pleinement leur liberté qu'en piétinant celle des autres.

Au niveau politique, ne pas combattre fermement les ennemis de la tolérance, surtout s'ils sont en mesure de conquérir le pouvoir, relève de l’inconséquence et d’un cruel manque d’instinct de survie. En 1938, les accords de Munich signés avec l’Allemagne nazie évoquèrent à Winston Churchill ces mots historiques : «Vous aviez à choisir entre la guerre et le déshonneur; vous avez choisi le déshonneur et vous aurez la guerre

Ne pas tolérer c'est toujours prendre parti, s'engager, combattre ce que l'on condamne. Cela ne va pas sans prise de risque.

Ne pas tolérer la délinquance c'est, parfois se mettre en danger. Nous connaissons tous l’omerta, la loi du silence imposée par la Mafia, sous peine de représailles sanglantes. L’assassinat en 1992 des magistrats Falcone et Borsellino est l’illustration de cette sinistre réalité.

Ne pas tolérer l'intégrisme religieux, c'est pour, les intellectuels prendre le risque de se faire assassiner par des fanatiques. Souvenons nous de Sir Ahmed Salman Rushdi, écrivain britannique d'origine indienne qui, par ses ouvrages, est devenu un symbole de la lutte pour la liberté d'expression et contre l'obscurantisme religieux et, par la même, a fait et fait toujours l’objet d'une fatwa de l'ayatollah Khomeini.

S’engager et lutter contre l’intolérable demande du courage or le courage n'est pas la chose du monde la mieux partagée. Beaucoup ferment les yeux, et restent indifférents par peur, pour ne pas s'exposer aux dangers qu'implique un tel combat.

Si l'indifférence est indolore, la tolérance implique toujours quelque effort. Tolérer c'est supporter, endurer ce à quoi on ne consent pas de bonne grâce. Il y a toujours l'idée d'une attitude n'allant pas de soi, requérant un travail de soi sur soi, d’une résistance à surmonter.

Télé Gohelle web - Café philo "la tolérance"

lundi 12 septembre 2011

La tolérance, le deuil de l'universalité ?

L’altérité, un concept duel

Lorsque je pense l’autre, je l’oppose à mon identité. Cette idée, Platon l'a clairement formulée, en montrant ainsi qu'altérité et identité sont des termes duels et relatifs.
Adam et Eve, la Chute - Raphaël - Fresque du Vatican

Le mot dualité est lâché. Une fois que la pensée s’engage sur cette voie toute tracée, elle suit sa logique, elle pose l’altérité et finit par creuser de manière exponentielle les abîmes de la séparation et de la fragmentation. La conscience se trouve piégée par la complexité de ses propres constructions mentales et elle perd de vue l’unité. Elle se trouve sous l’empire de l’altérité.

Ce qui pose problème, dans la relation à autrui, c’est que justement, je pense l’autre dans une altérité telle, qu’il me devient inaccessible et étranger. C’est quand l’autre devient un « tout autre » que la relation est impossible.  Ainsi, certains au lieu de voir en l’autre un être humain, ne le conçoivent plus que par ce qui constitue sa différence.

Alors comment concilier l’aspiration de la découverte de l’autre et le piège dans lequel risque de nous enfermer cette découverte ? La diversité doit être acceptée pour ce qu'elle est, admise comme un fait qui ne menace pas notre identité, de la même manière que nous acceptons la différence au sein de la Nature. 


La diversité est une loi de la nature et de l’univers

Gandhi a écrit : « les vérités différentes en apparence sont comme d'innombrables feuilles qui paraissent différentes et qui sont sur le même arbre.». Il exprimait ainsi que la Nature promeut la différence, mais elle ne promeut le différent qu'à l'intérieur de l'identique. Il y a dans la réalité une inclusion réciproque de l’altérité et de l’identité.

Considérons deux feuilles d’un même arbre. Elles sont construites sur un même modèle, cependant, aucune n'est exactement semblable à l'autre.  Deux êtres humains sont, en tant qu'être humain, identiques, mais de part leur bagage génétique, leur éducation, leur culture, leur histoire, leur caractère, ils sont très différents.  La différence ne fait jamais différer totalement. La ressemblance ne fait jamais ressembler totalement. Les réalités sont des mélanges de pareils et de différents. La Nature relève d’un système dans lequel l'unité englobe la diversité, sans s'y perdre.

Le temps creuse davantage encore l'altérité.

La crise de l'adolescence, le fossé des générations, sont autant de situations ou des êtres proches, avec l’action du temps, voient s’accroitre leurs différences et leur altérité. Quand nous regardons le passé, nous nous trouvons différents par rapport à aujourd’hui. L'ami, le conjoint dont j'étais proche autrefois, avec le temps lui aussi a changé, il est devenu autre et ce que nous partagions dans le passé ne nous rapproche plus vraiment. L'altérité s'est développée.

Ce phénomène s'accroît d’avantage encore avec la différence de culture et l'éloignement géographique. Pour nous, européens, il est beaucoup plus difficile de saisir ce que peut représenter la culture de la Chine ou de l’Inde que la culture de l’Italie. Tout est question de repères géographiques, culturels et linguistiques. 


Le deuil de l’universel

L'idée d'une connaissance qui surpasse toute connaissance humaine  ordinaire imprègne l’histoire entière de la pensée de l’humanité  depuis les temps les plus reculés. La « connaissance cachée », la « parole perdue » est le fondement  même de toutes les religions, mythes et légendes.
Le mythe d’Adam et Eve, par exemple, nous indique que les hommes sont issus d'une souche unique. C’est aussi l’avis des scientifiques qui s'accordent à situer en Afrique de l'Est, l’émergence des premiers Hommes. La diaspora s’est alors opérée par le Moyen Orient puis l’Asie, l’Europe et l’Amérique, jusqu’à ce que les hommes finissent par peupler la quasi-totalité de notre planète.


Le mythe de Babel

Selon la Genèse, Nemrod, qui régnait alors sur les hommes, eut l'idée de construire à Babel une tour assez haute pour que son sommet atteigne le ciel. Son peuple, les descendants de Noé, représentait l'humanité toute entière et parlait une même et unique langue. Pour contrecarrer ce projet qu'il jugeait plein d'orgueil, Dieu multiplia les langues afin que les hommes ne se comprennent plus. Ainsi la discorde s’installa, la construction dut s'arrêter et les hommes se dispersèrent sur la terre.

Il est probable que cette entreprise humaine de construction n’ait pas de fondements historiques réels. Les anthropologues expliquent plutôt la diversité des langues et des cultures comme le produit de l’adaptation des hommes à leurs écosystèmes. Punition divine ou pas ? Ce qui est certain, c’est qu’au nom de leurs différences, les hommes se déchirent et se battent depuis la nuit des temps.

Le récit de ce mythe peut être vu comme une métaphore du malentendu humain qui, contrairement aux animaux, a besoin d’un langage signifiant pour communiquer avec ses congénères. Ce mythe est fondateur de l'altérité elle-même. La multiplicité des langues explique ainsi la diversité des hommes et leurs schismes culturels. Il y aurait beaucoup à dire encore sur le mythe de Babel, mais contentons nous de constater qu’il établit le contexte nostalgique d’une perte de l’unité originelle. On comprend ainsi ce qu'a de pertinent et de mélancolique l’idée de Tolérance. Chercher à respecter le pluralisme et la différence, implique de faire le deuil de l'Universel.

La tour de Babel- Pieter Bruegel l'Ancien - Vienne, Kunst Historishes Museum


Rassembler ce qui est épars - les mythes et les symboles

Ce qui est épars en premier lieu : c’est l’humain.  Autrement dit, réunir ce qui est épars consiste à reformer un tout à partir d'éléments composites qui, pour une raison ou pour une autre, se retrouvent séparés, divisés les uns des autres. Par l’expression « réunir ce qui est épars », il faut voir la volonté de fédérer et de faire apparaître une cohérence de l’Humain, réduire ce qui peut diviser les hommes et de mettre en avant ce qui peut les unir.

Le mythe est un récit fabuleux, contenant en général un sens allégorique et symbolique qui est difficilement exprimable sous forme de concepts.

Le mythe révèle toujours une situation limite de l’Homme, celle qu’il découvre en prenant conscience de sa place dans l’univers. Il repose en général sur des phénomènes cycliques qui marquent le renouvellement, la renaissance : la vie, la mort, le jour, la nuit, les saisons, les récoltes etc.
L’homme a toujours eu ce besoin de ramener à lui l’ensemble des phénomènes qu’il constatait, dans une vision anthropomorphique. Il réalise ainsi le lien, l’unité d’une vision globale de l’homme et de l’univers, où chaque chose prend sens.

Le mythe est perçu comme la trace, la preuve, d’une tradition primordiale commune à tous les civilisations. Il peut nous aider à dégager tronc commun, patrimoine spirituel de l'humanité. C’est ainsi que fonctionne le raisonnement symbolique qui à pour fonction de mettre en avant les points communs entre les différentes cultures et civilisations des hommes.

Faire symbole signifie étymologiquement rapprocher deux morceaux  d’une tablette cassée, rassembler ce qui est épars, reformer l’unité d’un tout. Faire symbole, c’est donc tenter de s’approcher de l’unité. Le symbolisme est une démarche unificatrice qui permet de  dialoguer par delà les vocabulaires spécifiques de telle ou telle civilisation, de tel ou tel peuple, en faisant appel à l’image et bien plus encore à l’émotion et à l’intuition que crée cette image. Le symbolisme induit une compréhension, une réconciliation entre les hommes, il éveille à l’intelligence du cœur.
 Le devoir de s’indigner

Toutefois, au nom du respect de la différence et de l’amour serait il donc préconisé de ne jamais porter de jugement sur rien ?  Certainement pas !  La différence n’est pas une valeur en soi. Il y a des différences inacceptables, en particulier celles qui ont précisément pour objet de nier à l’autre son propre droit à la différence.

En séparant le politique du religieux, l'Etat de droit, reconnait et garantit  aux hommes un droit naturel : la liberté ; liberté d'opinion, d'expression, d'association, de culte, de mouvement, etc. Paul Ricœur formule ainsi cette liberté: «La fonction de l'Etat de droit consiste à garantir l'exercice des libertés qui, par leur rivalité, sont exposées à être le tombeau les unes des autres. Il doit réguler la coexistence des libertés, il n'a pas à intervenir sur un autre terrain. Il est l'arbitre de prétentions rivales, non le tribunal de la vérité ». L'Etat de droit se doit d’être agnostique. Il n'affirme ni ne nie l'existence de Dieu, il avoue son impuissance à se prononcer.

L'intolérable au plan institutionnel serait que l'Etat, comme par le passé, confonde le plan de la justice et celui de la vérité et qu'il s'octroie le droit d'intervenir sur les questions doctrinales. Puisque Dieu ne peut faire l’objet d’une connaissance, la théologie ne peut être rationnelle et la religion n’est en définitive que morale à l’égard d’autrui. Arrive ici la question de la morale.

On ne construit pas une société par validations successives de comportements tolérés mais au demeurant injustes pour les imposer, finalement, comme des idéaux de convivialité. L’agir humain doit être gouverné par la raison droite, et celle-ci est mesurée par le vrai et par le bien. Au « bien dire, bien faire » je suis tenté de rajouter « penser juste pour parler vrai ».

Toutefois, l’autre, ne peut être écouté et discuté qu’à la condition qu’il  mette en œuvre la même éthique de la parole. Si a l’inverse, son discours et ses actes sont attentatoires aux droits fondamentaux de la personne humaine, nous avons le devoir de le combattre, voir de le mettre hors d'état de nuire par la force. La tolérance trouve sa limite dans ce qui est la négation de ses conditions de possibilité. On ne négocie pas avec le racisme, l'antisémitisme, le fascisme. Ils sont intolérables parce qu'intolérants, ils sont intolérants parce qu'ils ne reconnaissent pas le principe du respect de la personne humaine en chaque homme. Il n’existe pas de vérité absolue, seuls les fanatiques peuvent avoir un tel rapport imaginaire au vrai et au bien. Nous ne sommes pas des dieux et la lucidité exige de reconnaître que si nous désirons la vérité c'est que nous ne la possédons pas. Nous sommes condamnés à la chercher et dans cette perspective, l'ouverture à l'altérité s'impose comme une condition préalable.

Les débats contradictoires ont pour chacun une fonction d'éveil. Les lumières des uns s'augmentent de celles des autres. Il s'ensuit que l'esprit de tolérance témoigne de la force de l'esprit n'ayant pas peur de l'autre parce qu'il sait qu'il a besoin de lui pour accéder à l'universel. A contrario, Les esprits faibles ne supportent pas de s'exposer à la critique. Leur recours à la violence pour triompher de leurs détracteurs dénonce leur impuissance à établir par les ressources de la raison la légitimité de ce qu'ils défendent. C’est ce qui les condamne sans appel.

Socrate décrivait la démarche philosophique comme seule alternative à la violence : mettre à plat les divergences, les discuter, organiser des espaces de débats et de dialogues pour les questions qui divisent et séparent les hommes. Un dialogue, pour ne pas laisser l’Autre dans son grand sommeil...

Comment se construire dans l’altérité ? La réponse de la République est l’Etat de droit. A cette réponse, il faut ajouter l’Amour. L’Amour qui nous fait considérer que la parole de l'autre est immédiatement jugé digne d'être écouté. L’amour de l’homme et une espérance immodérée dans sa capacité à évoluer et à grandir.


La force de l’amour

Don Miguel Ruiz, écrivain mexicain travaillant sur le chamanisme a écrit : « Les très jeunes enfants n'ont pas peur d'exprimer ce qu'ils ressentent. Ils ont tellement d'amour en eux que s'ils perçoivent de l'amour, ils se fondent en lui. Ils n'ont aucune peur d'aimer. Voilà la description d'un être humain normal. » 

Mais que se passe-t-il ensuite chez l’adulte ?  L’adulte a une tendance naturelle qui le conduit plutôt à nier l'altérité, à universaliser indûment sa conviction et au nom de la vérité dont il se croit le détenteur, à vouloir imposer à autrui ses propres convictions. Au mépris du respect de la personne humaine.

« Il y a potentiellement quelque chose d'intolérant dans la conviction », écrit Paul Ricoeur. « Nous n'admettons pas facilement que ceux qui ne pensent pas comme nous aient le même droit que nous à professer leurs convictions, parce que, pensons-nous ce serait donner un droit égal à la vérité et à l'erreur ».

Comment contenir la sorte de violence qui s'insinue au cœur de la conviction ? Qu'est-ce qui peut nous faire admettre un droit de l'autre à exprimer sa conviction, même lorsqu'il nous semble évident que cette conviction est erronée voire ignoble ?


La progressive destruction de notre égo grâce à l’amour

Le mot autrui nous abuse, car il met d’emblée l’accent sur la différence, alors même qu’il serait dépourvu de sens s’il n’y avait pas simultanément entre moi et l’autre une unité fondamentale. Si je chiffonne l’image que j’ai construite de l’autre, par le jeu de la pensée, je rencontre simplement un être humain, avec lequel je suis toujours déjà familier en moi-même.

Une telle compréhension n’est accessible qu’à travers un travail sur l’ego qui maintient justement la conscience d’une séparation. C’est en raison de la prééminence du sens de l’ego que la séparation est si marquée et que l’’altérité nous parait parfois infranchissable. C’est ce que l’amour exprime spontanément. « Quand on aime, l’autre n’est pas». L’amour surmonte la dualité, l’altérité et la séparation et rétablit le lien originel entre les hommes.

L'amour ne détruit pas l'altérité, il l'intensifie au contraire, mais en la transformant. L’exclusion se transforme en réciprocité de présence. C’est l’amour qui pousse à rencontrer l’être pour lui-même, indépendamment de toute autre considération. C’est l’amour qui fondera l’égrégore planétaire qui permettra demain au cœur des hommes de vibrer au rythme de l'Univers.

Dans la représentation grecque de l’univers, la diversité est harmonie. L’unité enveloppe la diversité et la soutient. A l’inverse, dans la représentation du chaos, l’altérité fait éclater la diversité. L’intellect aime les découpages clairs, tranchés, sans ambiguïté. La pensée duelle se traduit par des oppositions innombrables. Les contraires naissent et meurent ensemble, ils ne peuvent avoir d'existence l'un sans l'autre. La lumière n’aurait aucun sens si les ténèbres n’existaient pas. Ils doivent être constamment pensés ensemble, car ils entrent dans la composition du Tout, de l’Univers.

Le mot Univers enseigne cela, UN, qui en lui uni le DIVERS. UNIVERS.

Finalement, l'enjeu, c’est ce retour à l’unité qui existait et qui a été perdue. En passant par tous les états du ternaire, nous re-découvrons que la diversité ne contredit pas l'unité, mais lui donne sa richesse. Il y a éveil de l’un par l’autre. L’amour est la voix qui nous rappelle que, tout comme nous, l’autre est dans l’Un. Il doit être aimé et accepté pour ce qu’il est. Ouvrir ses bras et son cœur permet de prendre tout en soi.



Martin Luther King - I have a dream - 
Discours du Lincoln Memorial - 28 août 1963