lundi 1 juillet 2013

Le théâtre rêvé - Anne Bachelier (1949-)

Anne Bachelier - Théâtre rêvé, format « Paysage » (162 x 114)

Théâtre rêvé, représente une scène de théâtre imaginaire, fermée par une rangée de cinq troncs d’arbres formant comme une arcature. En premier plan se déploie une procession comprenant quatre personnages. Le personnage féminin central est vu de profil, et arbore une ample robe vaporeuse d’une blancheur éclatante. Sa longue chevelure rousse, retenue par une coiffe orange, ondule dans son dos, comme portée par le vent. 

Les trois personnages masculins portent des vêtements sombres dont la coupe et la magnificence évoquent les costumes de la Commedia dell’Arte. Deux de ces êtres suivent le personnage central, à droite du tableau. Le plus à droite est vu de trois-quarts, l’autre de profil. Le troisième, à la chevelure rousse retenue en catogan, se tient debout, tournant le dos au spectateur, en bas et à gauche de la toile. Seul le personnage central évolue sur l’estrade. La procession se déplace de droite à gauche.

Le personnage central tient devant son pâle visage un masque en forme de tête d’oiseau au plumage noir et au bec orange. Les deux êtres situés à droite portent chacun un oiseau dans leurs bras. Le troisième tient un éventail ouvert. Son oiseau est debout devant lui sur la scène.

En second plan, les trois espaces ménagés entre les troncs de droite sont obstrués par une brume rouille et bleutée. Au-dessus de la scène volent de grands oiseaux noirs. Ils se dirigent vers l’avant du tableau. 

 Au-delà des deux « arches » de gauche, en échappée au troisième plan, apparaît un paysage baigné dans une brume pâle et légère. S’y dresse une cité hérissée de tourelles et de bulbes dorés. Construite sur une hauteur, ses contours sont ceux d’un mont ou d’une pyramide. Un chemin relie le mont au fond de la scène. Deux personnages vêtus de blanc le gravissent. L’impression générale est dominée par un raffinement subtil et solennel. Les personnages semblent glisser comme en apesanteur. Irrésistiblement, on pense au mouvement processionnaire doux et étrange du premier des « Rêves » du grand réalisateur japonais Akira Kurozawa. 

Dans Théâtre rêvé comme dans toute son œuvre, Anne Bachelier nous offre une composition rigoureuse, où les principes fondamentaux de la Règle d’or de Vitruve ne sont pas négligés. Le personnage central est mis en valeur par sa taille et par sa disposition dans la bande verticale prolongeant la « section d’or ».

La bande horizontale souligne les bustes des deux personnages de l’arrière, insistant ainsi sur le mouvement. Ne se trouve à l’intérieur de celle-ci que la tête du personnage statique, tournée vers la mystérieuse cité. Ainsi, c’est bien vers celle-ci que tout converge, d’autant plus qu’elle se trouve sur l’une des lignes de fuite. Cette dernière est d’ailleurs fortement marquée à son autre extrémité par la courbure imprimée des costumes, notamment la traîne blanche de la chimère centrale. 

L’harmonie du tableau, reposant sur cette minutieuse mise en scène, n’est nullement rompue par sa composition asymétrique. En effet, considérées dans leur ensemble, les parties s’équilibrent. Au surbaissement des trois personnages masculins répondent les arbres et les oiseaux ; à leur décalage vers la droite s’oppose la cité imaginaire, sur la partie supérieure gauche du tableau. De plus, l’univers s’allège au fil de l’approche vers cet autre monde. La composition asymétrique convient particulièrement aux sujets dynamiques et imaginatifs. Il s’agit donc bien de souligner un mouvement, ancré dans l’imaginaire. Les pas des êtres sont scandés par les troncs et les lignes entre les personnages, imprimant un rythme régulier et lent. Le jeu de courbes et de contre courbes des personnages et des troncs dirige le regard vers la cité onirique.

C’est de cette cité qu’émane la lumière, portée par la brume. Plus on s’en éloigne, vers l’avant du tableau ou vers sa droite, plus l’image devient sombre. Autrement dit, la procession quitte les ténèbres pour se diriger vers la lumière. Cette pâle lueur bleutée se reflète sur la robe immaculée du personnage central, qui la renvoie alentour. C’est de blanc que sont vêtus les deux personnages qui, en arrière plan, se dirigent vers la cité. Le blanc constitue donc le lien entre les univers, et plus encore, la teinte de l’autre monde. C’est pourquoi cette teinte emplit la section d’or, sous la forme de la jupe du personnage central. Cette mise en évidence d’une couleur plutôt que d’une forme souligne le caractère allégorique de cette toile.

Il n’y a pas de couleurs pures, toutes sont subtilement nuancées, ce qui leur confère ce doux et somptueux chatoiement. Elles sont aussi le réceptacle de savants jeux de reflets, de transparences et d’ombres. L’épaisseur s’en trouve renforcée et une sensation de vie anime chaque élément du tableau. Les contrastes sont obtenus à partir du rapprochement entre couleurs complémentaires, froides et chaudes, l’une des « marques de fabrique » de l’artiste. 

Le talent de cette dernière, coloriste exceptionnelle, se retrouve aussi dans ses glacis. Par exemple, ceux-ci se superposent pour former la brume de fond, toute en nuances de rouille, orange, ocre, bleu, violet et noir. La teinte des « colonnettes » oscille entre l’orangé, le pourpre et le brun. Ces teintes marquent souvent, pour Anne Bachelier, un seuil entre les mondes.

Le titre du tableau, important comme pour toutes les toiles de l’artiste, recèle une ambiguïté riche de sens. Théâtre rêvé peut simplement évoquer un « théâtre vu en rêve ». L’expression peut aussi signifier « théâtre idéal ». Dans le premier cas, le spectateur est simplement transporté dans un univers onirique. Dans le second, le voici invité à franchir le seuil conduisant à un autre monde, avec peut-être en filigrane un hommage au théâtre qui, à travers un voyage onirique, fait basculer le spectateur dans un autre monde. Ce premier niveau d’interprétation devait être mentionné mais il est loin d’embrasser tout le champ sémantique du tableau.

En effet, si l’aspect théâtral de la scène opère une première distanciation par rapport à la réalité quotidienne, il ne saurait occulter l’abondance de symboles relevant d’une transformation plus profonde. Est suggéré ici le franchissement d’un seuil vers un degré supérieur de l’Etre. Ce n’est pas un hasard si cette rangée d’arbres évoque une arcature, car cette dernière évoque le lieu de passage par excellence, démultipliant le réseau symbolique déjà riche de l’arche. Cette dernière réunit à elle seule les champs sémantiques du portail ou de la porte, de l’arcade, et de la voûte. Le portique incarne un « lieu de passage entre deux états, entre le connu et l’inconnu, la lumière et les ténèbres, entre le trésor et le dénuement. La porte ouvre sur un mystère ». Ce symbole est à la fois dynamique et psychologique puisqu’il invite à une métamorphose intérieure relevant de l’initiation.

Chez Anne Bachelier, les teintes des seuils sont parcourues de reflets couleur de feu et de noir. Le noir constitue la couleur du mystère et exprime bien ce passage vers l’inconnu. Il est aussi lié à la mort, indispensable, même si elle reste symbolique, pour accéder à un niveau supérieur de conscience.Quant au feu, il constitue l’élément par excellence de la métamorphose et de la purification. Concernant ce dernier aspect, cet élément naturel figure dans les rituels de toutes les traditions. Il transmute le solide en gazeux et lui permet de se dissoudre dans l’air. Or,  la transformation consiste avant tout en un allègement.

On rejoint ici l’élément air, état idéal mais aussi principal adjuvant du feu, puisque sans lui ce dernier ne peut pas prendre. Or, l’air constitue l’élément dominant de toute l’œuvre de l’artiste. Dans ce tableau, ses symboles se multiplient : les oiseaux, souvent présents dans les scènes peintes par l’artiste, dominent la scène par leur envol, ou accompagnent les personnages en se tenant tranquillement dans leurs bras ou à leurs pieds. La brume, qu’elle soit sombre ou claire, se présente toujours comme une substance très légère, et cette apesanteur est renforcée par la présence de bulles qui flottent autour des personnages de la scène. Ces bulles translucides, dans lesquelles se mirent les couleurs alentour, apparaissent également de façon récurrente dans l’œuvre d’Anne Bachelier. L’aspect vaporeux du vêtement central, la fluidité générale des matières, l’éventail porté par l’un des personnages, inscrivent l’œuvre dans le réseau sémantique de l’élément air.

La métamorphose est également évoquée par un accessoire présent non seulement dans le théâtre, mais aussi dans les cérémonies traditionnelles, notamment des peuples primordiaux : le masque. En supposant que le personnage central soit en train de retirer son masque, un premier niveau d’interprétation s’impose, selon lequel il dévoile son vrai visage, accédant par là même à un degré supérieur de compréhension de soi et du monde.

Mais il peut également au contraire le revêtir. Il rappelle alors un masque funéraire, utilisé notamment par les anciens Egyptiens. On retrouve alors la mort symbolique évoquée plus haut. On peut également le rapprocher de son utilisation dans le théâtre sacré japonais No, où il s’agit aussi de décrire une métamorphose. 

Cette dernière interprétation est privilégiée de par la forme ornithomorphe du masque, qui nous plonge dans l’univers rituel d’une autre tradition : le chamanisme. Il s’agit de cérémonies basées sur une étroite communion de l’homme avec la nature, où les officiants se sentent réellement transformés en la créature représentée par le masque et en absorbent les qualités et la force. Par le port de cet accessoire, le personnage du tableau rejoint les créatures aériennes et peut s’envoler vers l’autre monde.
Ce masque représente un oiseau de même apparence que les créatures volant au-dessus de la scène. Pourquoi ne pas imaginer la fin de la métamorphose de l’un d’eux en cette chimère anthropomorphe ? Ne nous privons pas d’explorer la polysémie inhérente à l’œuvre. Cette hypothèse conduit à une double interprétation symbolique. Il s’agit d’une part de la métamorphose d’un être noir en une entité blanche. D’autre part, une créature thériomorphe se mue en créature anthropomorphe, ce qui peut indiquer une élévation vers un niveau de conscience supérieur.

Dans toutes les traditions initiatiques, des guides accompagnent le novice lors de son passage d’une étape à une autre. Ici, les guides sont les personnages en costumes sombres, eux-mêmes assistés par les oiseaux qu’ils portent. On pense (ici) à l’archétype des oiseaux guides, corbeaux ou faucons, présents par exemple chez les premiers habitants du continent américain. Ces peuples vivaient en harmonie avec la Nature, et celle-ci fait partie des thèmes qui apparaissent en filigrane dans toute l’œuvre d’Anne Bachelier.

Le continuum entre les êtres et la Nature se trouve ici représenté par l’union, à travers le masque, entre le monde animal et humain, mais également par le lien suggéré entre la Nature, incarnée par les arbres, et l’ouvrage construit, l’arcature. Sur cette dernière, le continuum végétal-animal se trouve suggéré par les lianes serpentines qui s’enroulent autour des troncs. Il s’agit, par le passage vers un monde en apparence imaginaire, de restaurer l’Unité primordiale perdue. Et la nostalgie de cette dernière, confinant à la mélancolie, habite ce tableau comme la plupart des œuvres de l’artiste.

L’Unité primordiale restaurée nous conduit dans l’autre monde, représenté ici dans l’échappée. Suivons les deux personnages parés de longues tuniques blanches. En arrière plan, ils gravissent lentement le sentier à peine visible entre le théâtre et la mystérieuse cité nimbée de brume. Ils poursuivent leur voyage vers l’Eveil. Notons ici que l’ « arcature » se constitue de cinq troncs et de cinq arches. Ce chiffre représente « pour la secte japonaise Shingon le dernier degré de l’accès à l’éveil, la perfection intégrée » (Dictionnaire des symboles). L’arche elle-même, alliant le carré au cercle, représente la « victoire sur la platitude charnelle » (Dictionnaire des symboles). L’arche suggère aussi la voûte, utilisée pour les édifices religieux comme allégorie du ciel. Dans la tradition chrétienne, le cinq symbolise d’ailleurs le ciel et la perfection.

Quant à la cité elle-même, elle est construite selon le mode onirique : des édifices hérissés de bulbes et de tourelles, comme dans de nombreux contes de fées orientaux ou occidentaux. Mais plus profondément, elle suit un modèle archétypal très riche de sens puisque sa silhouette allie les symboles de la pyramide et de la montagne. Toutes deux sont des lieux unissant les trois niveaux de l’univers : le monde « inférieur » (les cavités souterraines), la terre, et le ciel, c’est pourquoi elles ont toujours été choisies ou édifiées pour recevoir les rituels. Dans le sens descendant, la montagne constitue le théâtre des révélations divines. Dans le sens ascendant, il s’agit pour l’homme de rejoindre l’univers de la divinité, après une ascension purificatrice. Cette dernière revient le plus souvent à une marche pénible, car l’élévation ne se donne pas facilement. Elle résulte au contraire d’efforts incommensurables pour dépasser la condition humaine. 

Peut-être est-ce là le sens du regard du seul personnage qui tourne les yeux vers le spectateur, à savoir le dernier de la procession, à droite du tableau. Son voisin baisse les yeux sur l’oiseau qu’il porte, le personnage central se concentre sur la métamorphose en train de s’opérer en lui et ferme les yeux. Quant au quatrième, rappelons qu’il nous tourne le dos et dirige son regard vers l’oiseau qui se trouve devant lui. Ce personnage vu de trois-quarts scrute le spectateur, l’incluant ainsi dans la scène. Mais ses prunelles sont tranchantes comme des diamants. Le regard est glacial, sévère, confinant à l’intransigeance. Or, pour parvenir à franchir le seuil du monde de l’apparence, il s’agit bien de faire preuve de la plus grande intransigeance envers soi-même, de déployer une volonté sans faille. La référence au diamant nous semble significative car il constitue la plus pure et la plus dure des pierres. D’autre part, il ne révèle sa valeur qu’après avoir été longuement poli et délicatement travaillé. Ce n’est qu’à ce prix que l’on peut se dissoudre dans la légèreté et la sérénité du monde placé sous le signe de l’élément air.

Extrait du site: http://www.le6ereve.fr  par SOFY T. HEMERY
  

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